Le discours dominant depuis l'effondrement du socialisme dit
réellement existant en Union Soviétique et le déploiement du
capitalisme dans la Chine post maoïste prétend tout simplement qu'il
n'y a pas de voie de « développement » possible autre que capitaliste,
dont l'horizon serait de ce fait indépassable. Les seuls débats
possibles ne concernaient alors que les modalités de ce capitalisme «
incontournable », « régulé » par la prise en considération d'intérêts
sociaux autres que ceux du seul capital, ou « dérégulé », c'est à dire
régulé en fait au bénéfice exclusif de celui-ci. L'histoire du
capitalisme réellement existant, constituée de phases successives de
dérégulation ou de régulation, selon que les rapports de force étaient
plus ou moins défavorables aux classes et aux peuples dominés, ne
conforte pas l'optimisme de commande du discours du capitalisme sur
lui-même. Car cette histoire est en définitive celle de destructions
humaines gigantesques - génocides de peuples entiers, polarisation de
la richesse à l'échelle mondiale, paupérisations massives - atténuées
seulement dans les moments de forte régulation du déploiement
capitaliste. Il en fut ainsi dans cette période exceptionnelle qui a
suivi la seconde guerre mondiale, caractérisée par la régulation
social-démocrate de l'État de bien être (le Welfare State) dans les
centres développés, les formules du socialisme réellement existant des
pays de l'Est, celles du populisme national dans le tiers monde libéré
du vieux colonialisme. Je ne reviendrai pas ici sur l'analyse de ce
moment que j'ai proposée ailleurs. Je ferai seulement observer que le
discours dominant du libéralisme d'aujourd'hui capitalise les « échecs
» de ces formules - en fait, les systèmes en question n'ayant pas été
capables d'aller au delà des formules qui avaient été à l'origine de
leurs succès pour un temps - pour réaffirmer sans nuances
l'exclusivité de l'option capitaliste de principe, et même plus
particulièrement de sa forme dérégulée. En oblitérant les dimensions
destructives immanentes à tout procès d'accumulation du capital, a
fortiori dérégulé. Ou, tout au moins, en prétendant que ces effets
sont « provisoires », tentant de faire oublier que ce « provisoire »
constitue la règle depuis cinq siècles. Or loin d'être progressivement
atténuées par le renforcement général de la puissance des forces
productives développées par le capitalisme, ces dimensions
destructives sont aujourd'hui parvenues à un stade tel qu'elles sont
devenues une menace d'une gravité exceptionnelle pour la survie même
de la civilisation humaine. Les analyses concrètes de ce défi,
conduites sur les terrains les plus divers du monde contemporain - en
Chine et en Inde, dans les mondes arabe et africain, ceux de
l'Amérique latine et de l'Europe de l'Est, comme en Occident développé
lui-même - démontrent toutes l'extrême gravité de la menace pour tous,
en dépit de la diversité des conditions locales et des résultats
apparents (qualifiés de « succès » ou « d'échecs » dans les termes du
déploiement du capitalisme libéral mondialisé qui définit le moment
actuel). Cette gravité même constitue le meilleur indicateur de ce que
j'ai appelé la « sénilité » du capitalisme. Autrement dit ou bien ce
système sera dépassé positivement, fut-ce évidemment progressivement,
à travers une longue transition en direction de ce qu'on ne peut
appeler autrement qu'un socialisme mondial à inventer, ou bien il le
sera par la cristallisation d'un système odieux « post capitaliste »
que j'ai qualifié d'apartheid à l'échelle mondiale, génocidaire par
vocation. Avant de revenir sur quelques unes des grandes questions
concernant l'analyse des systèmes et de leurs contradictions,
l'efficacité des visions politiques et des stratégies à travers
lesquelles les luttes des classes et des peuples qui en sont les
victimes s'expriment ou peuvent s'exprimer, laissons parler les
analyses concrètes considérées dans cet ouvrage collectif.